Crises économiques et adaptations de la Supply-Chain Titane, quatrième partie.
Une crise sans précédent !
Après la description des 3 crises précédentes (la guerre du golfe, les attentats du 11 septembre 2001, la crise des subprimes) et leur impact sur la supply-chain titane, nous arrivons à la période actuelle avec la pandémie COVID 19 qui suit les déboires du 737 Max. Dans ce 4ème volet, je décris pourquoi cette crise est sans précédent dans sa sévérité.
Même si nous n’en connaissons pas encore les conséquences sur l’adaptation de la supply-chain titane, la période actuelle est propice aux réflexions stratégiques, nourries et accentuées par la guerre en Ukraine et des considérations géopolitiques. Je reviendrai sur ces sujets dans un cinquième article de cette série.
2018 – 2019 : records de production, avant une crise d’une ampleur jamais connue.
Le graphique ci-dessous met en évidence une chute brutale sur les 2 années 2019, et 2020.
Il faut se souvenir de la crise du 737 Max. Malgré la suspension des vols en mars 2019, Boeing décide de continuer à produire. Près de 400 avions sont stockés fin 2019 avant que Boeing décide l’arrêt de la production. Afin de mesurer l’impact sur la supply chain aéronautique, il devient nécessaire d’intégrer le stockage, puis le déstockage (2021 et 2022) afin de considérer le niveau de production.
Le choc est brutal, sans précédent : de l’ordre de – 55 % et sans aucune progressivité.
Du « Jamais plus », on arrive au « jamais vu » !
On ne sait plus où on va, le pessimisme est vite de mise. : « Jamais plus » on ne reverra les perspectives d’avant crise. Les niveaux de 2019 seront au mieux atteints en 2025-2027 pour les courts et moyens courriers Airbus, le Boeing 737 Max revolera-t’il un jour ? Les longs courriers (fortement consommateurs de titane) sont condamnés à rester à des niveaux sensiblement plus faibles.
Les donneurs d’ordres ferment les portes, interdisant les livraisons des commandes engagées. On est bien loin d’une attitude équilibrée avec la période précédente, en particulier avec l’imposition faite aux fournisseurs, à travers les contrats, de couvrir les cadences des avionneurs et motoristes et assortie de pénalités en cas de défaillance. Les engagements ne tiennent plus !
La supply-chain subit ces nouvelles contraintes. La vague remonte de proche en proche l’ensemble de la chaîne. Les batailles entre les fournisseurs de différents rangs sont engagées.
Du « jamais vu » : les agressés par leurs clients se transforment en agresseurs vers leurs fournisseurs.
La position des donneurs d’ordres pour limiter l’impact de cette situation est variée, allant du « chacun son problème, débrouillez vous ! » chez Safran à des pressions pour trouver un équilibre entre les fournisseurs et favoriser des lissages et étalements, position Airbus.
Comment quantifier l’impact sur la supply-chain titane ?
Le schéma ci-dessous illustre des cycles réalistes pour la production de pièces aéronautiques en titane. Je représente ici la filière depuis la réservation de matières premières jusqu’au montage d’un moteur, le schéma et les données seraient très similaires pour des pièces et sous-ensembles de structure en titane de cellules ou atterrisseurs.
Afin de quantifier l’impact de la crise de manière globale et simple, on peut estimer le niveau engagé dans la supply-chain. La succession des illustrations permet de visualiser le niveau de ressources dédiées engagées à chaque étape. J’ai retenu la base 100 comme référence pour les années 2018 et 2019.
Les niveaux de production passent brutalement d’un niveau 100 (2018 et 2019) à un niveau légèrement inférieur à 45 en 2020. Les ressources engagées deviennent exagérément surabondantes.
Ce schéma illustre de manière simple, voire simpliste, la montagne qui se dresse devant chaque acteur, et en particulier le phénomène d’amplification lorsqu’on remonte la supply chain.
Si l’on voulait ajuster le niveau à chaque étape, il faudrait arrêter de produire. Devant l’incertitude et le pessimisme, les stocks de protection deviennent des fardeaux dont il vaut mieux se passer. Ainsi, les acteurs vont donc les consommer avant de commander de nouvelles ressources, ce qui abaisse encore significativement le besoin en amont.
Le schéma ci-dessous matérialise la durée théorique de non production nécessaire à chaque étape pour résorber ces excédents (chiffres en rouges).
Des mesures d’adaptation !
L’estimation ci-dessus n’est qu’une simulation simple d’un niveau moyen L’impact est encore plus sévère pour les fournisseurs exposés majoritairement sur les programmes longs courriers et 737 Max.
Selon la position de l’acteur, on arrive de fait à des situations dramatiques, voire existentielles en amont.
A défaut de rentrer du cash à travers des facturations, il faut limiter les consommations et vendre toutes les ressources valorisables sur les marchés.
Le GIFAS sollicite l’Etat pour consentir des prêts garantis et pour faciliter des solutions de portage de stock des sociétés françaises. Ainsi Aerotrade, filiale de Paris Saint Denis Aero, intervient pour soutenir la supply-chain Airbus. D’autres affichent qu’ils soutiendront les « pépites » en difficultés, en les rachetant.
Au-delà de la problématique financière à court terme, les entreprises doivent faire face à une baisse d’activité annoncée durable.
La France favorise alors le recours au chômage partiel et aux formations prises en charge par l’Etat.
Les entreprises mettent en œuvre des plans d’adaptation :
- réduction d’effectifs (intérimaires, CDD, alternants) et plans de départs volontaires ou plans sociaux,
- arrêt des investissements,
- maintenance à son plus faible niveau,
- arrêt de certains ateliers définitivement ou temporairement.
Ainsi Ecotitanium sera mis à l’arrêt total pendant plus de 14 mois. Aux états Unis les effectifs sont diminués sans ménagement.
Ces types de mesures sont appliqués partout en Europe et dans le monde. Les Etats soutiennent les industries de manière plus ou moins importante selon les cultures.
Le temps du redémarrage !
Le redémarrage se confirme en 2022. Une part significative des 737 max livrés sont issus du déstockage. On peut ainsi estimer le niveau de production, qui reflète la sollicitation de la supply-chain aéronautique, à 990 – 1000 avions. Les cadences annoncées pour 2023 sont elles aussi sensiblement à la hausse avec des prévisions initiales qui tendent vers les 1200 appareils ! On sait aujourd’hui que ces prévisions initiales ne seront pas atteintes mais la hausse restera malgré tout des plus significatives.
Le schéma ci-dessous représente une estimation de la sollicitation moyenne de la supply-chain titane : du niveau de cadence 45 (2020-2021) à un niveau 63 (2022) et en croissance en amont de la chaîne pour atteindre 76 (2023) .
En aval de la chaîne, la hausse reste accessible et la tension est de l’ordre d’une semaine de production (un verre d’eau). La tension est vite amplifiée avec les cycles lorsqu’on remonte en amont de la chaîne. Et c’est ainsi une vague déferlante qui arrive au niveau des matières premières et lingots.
Des difficultés financières :
Cette simulation simple montre la difficulté générée par ce redémarrage. Au début, une partie des besoins peut être satisfaite avec des produits stockés, mais bien vite on se heurte à des difficultés réelles :
- pénurie de ressources amont,
- main d’œuvre insuffisante, productivité perdue,
- compétences disparues, amoindries,
- outils et équipements fragilisés.
A ces difficultés opérationnelles, se superposent les difficultés financières. Les entreprises mises en difficultés lors de la grande dépression ou du mur de 2020, sont exsangues. Or toutes les données vont dans le sens de très gros besoins financiers :
- actions de communication et de recrutement,
- formation des nouvelles recrues et mise à niveau des compétences,
- investissements de remise à niveau et coût des casses et réparations,
- remboursement des prêts (garantis par l’état et autres),
- augmentations des coûts de matières premières et énergie (inflation),
- augmentation du besoin en fonds de roulement lié aux hausses de cadences.
Beaucoup auront du mal à passer le cap. La période sera propice aux sauvetages et acquisitions.
Un effet « bulle » et « America First » :
Bien sûr toute la supply-chain est à la peine, des engagements pris, ou parfois imposés, ne peuvent pas être honorés. Cela entraîne 2 effets pour les fournisseurs, la mise en place de cellules de crise et la mise en place de protections par surexpressions de besoins, et demandes de stocks de protection. Chacun veut se protéger et être mieux servi que les autres clients.
Toutes les périodes de croissance de volumes s’accompagnent ainsi de surexpressions de besoins.
Les mesures d’augmentation de capacité ou de mises en places de nouvelles sources s’accompagnent de besoins de qualifications, et génèrent elles aussi des protections passées sur les sources qualifiées. Une bulle est créée et s’amplifie. Viendra ensuite un temps de « déstockage » lorsque les croissances se stabiliseront à des niveaux moindres (< 10%), le revirement sera alors d’autant plus sévère.
A ces difficultés générales, s’ajoutent les effets régionaux.
Les acteurs US ont quelques avantages. Ils protègent leurs industries à travers des mesures douanières lorsqu’elles sont menacées. Ils veillent à constituer et conserver des champions nationaux, et les soutiennent avec les développements et programmes militaires. La questions de la souveraineté nationale n’est pas à l’ordre du jour, c’est une réalité de longue date. Toutefois, la question des capacités disponibles est réelle de ce côté là de l’Atlantique aussi.
L’heure est maintenant au renvoi d’ascenseur, AMERICA FIRST ! Les fournisseurs US satisfont en priorité les besoins des donneurs d’ordres US.
Dans le prochain article de cette série, je reviendrai sur l’impact de cette crise sur les prix du titane et sur l’impact de la guerre en Ukraine.