Adaptations de la Supply-Chain Titane, la situation en 2024.
Dans l’article précédent, j’ai décrit l’impact de la crise du COVID et du 737 Max pour la supply-chain aéronautique et plus particulièrement pour les approvisionnements titane.
Quelle est la situation de l’approvisionnement en titane en 2024 ?
Je décris dans cet article les conséquences au redémarrage. Le besoin d’adapter la supply-chain titane n’a jamais été aussi important. Des annonces significatives ont été faites aux Etats Unis. Malgré la présence de donneurs d’ordres Aéronautiques majeurs en Europe, aucune annonce n’a eu lieu de ce côté de l’Atlantique.
A l’heure des préoccupations de souveraineté nationale ou européenne, qu’en est il de la sécurisation de nos besoins en titane ?
Les conséquences économiques sur les prix du titane :
La crise s’accompagne d’abord d’une chute des prix des lingots et éponges de titane. Ainsi entre la moyenne 2019 et les 3 derniers trimestres de 2020, les prix évoluent de :
- -17% pour les lingots TA6V de qualité aéronautique,
- -9% pour les lingots TA6V de qualité « corrosion »,
- -9% sur les éponges , achats à moyens et longs termes.
En 2020, les donneurs d’ordre Européens de l’aéronautique affichent des résultats largement positifs, étonnamment conséquents compte-tenu du retournement lié à la crise Covid. Leurs fournisseurs se trouvent eux précipités dans les difficultés financières, devant assumer le poids des commandes non honorées.
Les donneurs d’ordre doivent aujourd’hui contribuer à l’assainissement financier et opérationnel de leur tissu industriel de fournisseurs.
Avec des coûts opérationnels impactés par l’inflation et des besoins financiers en forte augmentation, les fournisseurs sont en position de demander et obtenir, voire d’imposer des hausses de prix conséquentes par rapport à l’avant crise. Elles affectent aussi bien le marché aéronautique que les autres secteurs d’activités (moyenne d’octobre 2022 à septembre 2023, comparée à 2019) :
- +23% éponges de titane
- +11% sur les lingots « corrosion »
- +30% sur les lingots de qualité aéronautique.
Ces hausses sont aussi en partie la conséquence de la guerre en Ukraine engagée en fin février 2022.
La problématique des matières premières :
Les chutes massives (bout de barres et reste de découpes, pièces rebutées,…) et les copeaux de titane (générés lors de l’usinage de pièces) sont à considérer comme des sources de matière première. En effet, le titane est recyclable à l’infini, et les qualités obtenues avec les procédés de recyclage spécifiques, en particulier les procédés à creuset froid, sont égales ou supérieures au titane issu de la voie conventionnelle.
Les élaborateurs de titane aux USA produisent des lingots issus à plus de 80% par la voie recyclage. La consommation d’éponges est limitée avec ces voies de recyclage, mais non nulle. En effet un volume significatif d’éponges de titane (20 à 35%) est nécessaire pour permettre d’atteindre les compositions chimiques visées.
Très vite en 2020, les acteurs doivent se débarrasser des ressources qui les encombrent (voir l’article précédent). Les prix des matières recyclables chutent drastiquement, plus de 75 % pour les chutes massives et 70 % pour les copeaux.
Les applications consommatrices autres que la production de lingots, concernent les ferro-titanes pour la sidérurgie. Les prix de marchés convergent.
Au redémarrage, ces chutes de titane sont nécessaires à l’optimisation des capacités d’élaboration de lingots. La demande par les élaborateurs s’amplifie avec le redémarrage non prévu. La volonté de limiter le recours au titane russe (VSMPO), s’accompagne d’une demande accrue par les élaborateurs occidentaux. En conséquence, les prix explosent.
Les traders qui ont acheté des stocks de matières à recycler pendant la décrue, peuvent réaliser des prises de bénéfice plus que confortables en revendant des chutes recyclables après 2 ans de stockage : massifs TA6V ( prix multiplié par 6,6) et copeaux de TA6V (prix multiplié par 9,5) .
La guerre en UKRAINE, met en évidence la fragilité de le supply-chain titane :
Avant crise, VSMPO était devenu le premier fournisseur de titane, leader de la filière aéronautique en assurant au moins 40 à 50% des parts du marché aéronautique mondial. Cette situation était largement soutenue par les donneurs d’ordres Européens, mais aussi US.
Même si il y a eu de fortes annonces de part et d’autre de l’Atlantique, les niveaux de production actuels et à moyens termes restent en grande partie assurés par du titane russe (VSMPO).
La supply-chain titane reste donc dépendante des capacités russes et de VSMPO, avec un amortisseur à travers quelques stocks.
Une problématique Eponges de titane:
En ce qui concerne l’amont, le conflit en Ukraine a privé la supply-chain d’une capacité d’éponges avec l’arrêt de production du site de Zaporozhye, mais aussi de la fourniture d’ilménite pour les autres producteurs d’éponges : AVISMA en Russie et UKTMP au Kazakhstan. Même si les ressources minérales sont abondantes, la qualité des sources est très variable et nécessite a minima de caler et qualifier les process.
Hormis les sources issues des « CIS-countries » (CEI) devenues incertaines, le paysage de la production d’éponges de titane peut se décrire ainsi :
- Les Etats Unis ont laissé péricliter leurs installations devant l’abondance et les coûts pratiqués par les pays de la CEI et du Japon. Il n’y a plus de production aux USA.
- le Japon est l’alternative crédible en qualité pour assurer les besoins des élaborateurs aéronautiques. Le Japon en a été le fournisseur principal ces dernières années.
- Un développement est en cours avec une production en Arabie Saoudite, en partenariat avec TOHO, Japon. Source en cours de montée en puissance, mais capacité limitée.
- la Chine est le premier producteur d’éponges de titane, le seul pays à avoir investi massivement dans cette industrie, mais ces éponges ne sont pas encore reconnues au niveau de qualité aéronautique. La Chine importe également des éponges produites en CEI.
Le Japon, même si l’on ajoute les capacités de l’Arabie Saoudite, n’a pas les capacités pour suppléer les productions venant de la CEI.
Une problématique élaboration et transformation :
La situation peut vite devenir complexe dans la partie occidentale, en cas de tensions exacerbées avec la Russie.
La mise en place de nouvelles capacités de production pour se passer du titane russe, prendrait a minima de l’ordre de 4 à 5 ans pour des capacités d’élaborations qualifiées, donc opérationnelles et productives et 3 à 4 ans pour du forgeage amont.
Les compétences existent en Europe, en France en particulier, aux Etats Unis, au Japon. Encore faut-il que les conditions soient réunies : disposer des ressources financières suffisantes et d’une volonté politique et industrielle à long terme en partenariat avec les donneurs d’ordres.
Certaines filières de production titane sont également sous développées. Ainsi les productions de tôles en titane sont essentiellement réalisée aux Etats Unis et en Russie pour la finalité aéronautique. Le seul producteur à s’être lancé récemment est Böhler, Voestalpine en Autriche, en partenariat avec UKAD, Aubert et Duval en France, mais avec des capacités très limitées. Les capacités sont notoirement insuffisantes de part et d’autre de l’Atlantique pour se protéger de VSMPO et d’un risque de tension avec la Chine.
L’époque est aux réflexions stratégiques :
Sous la pression géopolitique, le paysage va évoluer significativement dans les années à venir. Un rééquilibrage entre les zones de production et les zones de consommation est souhaitable.
Les Etats Unis réagissent avec des investissements colossaux pour augmenter les capacités d’élaboration de manière spectaculaire, ATI, Perryman et Timet ont fait des annonces en ce sens. Ainsi on peut estimer à plus de 40 000 tonnes annuelles les capacités supplémentaires aux USA à l’horizon 2025. Cet effort reste toutefois insuffisant pour compenser l’ensemble des capacités russes avec les tendances affichées par les marchés aéronautiques.
Aucun projet significatif n’a été annoncé de ce côté de l’Atlantique depuis le lancement d’EcoTitanium en 2014. L’Europe reste à ce stade dépendante de la Russie, des capacités « résiduelles » des Etats Unis (America First oblige) et de la Chine.
L’amont de la supply-chain titane reste critique. Hormis au Japon, il n’y a plus de production d’éponges de titane dans le monde occidental.
Nous dépendons du Japon, du Kazakhstan (UKTMP), et de la Chine, qui reste encore peu présente sur les qualités aéronautiques. Quel est l’état de l’usine Ukrainienne, sera t’elle en mesure de produire à nouveau ?
Cette industrie consomme énormément d’électricité. Les considérations économiques et écologiques (coût du kWh et accès à de l’électricité décarbonée) sont un facteur décisif.
Ces réalités militent pour l’émergence de tels projets en Europe : Suède ou France, ou au Canada.
La situation est préoccupante, particulièrement en Europe :
La souveraineté nationale et européenne sont des arguments de plus en plus mis en avant. Force est de constater qu’à ce stade cela ne reste que des discours pour ce matériau !
Après une dépendance à la Russie, serait on en train de construire une dépendance à la Chine ?
La situation de la supply-chain Titane n’a jamais été aussi fragile et incertaine. Les pressions existent et s’amplifient. Il faut certes de la réactivité, mais aussi une résistance aux tentations de raccourcis dans la mise en place de nouvelles sources ou de nouveaux investissements. La situation de Boeing pourrait ne pas être unique.
Les dangers existent sur tous les fronts. Les tendances à la fin de ce premier trimestre 2024 ne font qu’exacerber les risques et les pressions.